«La distance était énorme, les communications difficiles. Dans l’année, je n’ai pu téléphoner que deux fois à mes parents (Noël et mon anniversaire en mai). J’étais ailleurs pour ce séjour, je devais m’y faire et me débrouiller avec les moyens du bord, aussi financièrement (16$ par mois!). A 17 ans, c’est une expérience très forte». Près de 50 ans après son programme d’échange scolaire avec AFS aux États-Unis, Pierre-Edouard Hefti nous livre un message poignant de son expérience!

 

1. Racontez-nous votre départ pour les États-Unis en 1969. Quels étaient vos motivations et vos craintes? Dans quelles circonstances s’est effectué votre voyage (moyens de transports, temps porte à porte, etc.)?

Mon père, architecte, intellectuel humaniste et homme de culture souhaitait que je puisse très tôt découvrir le monde et me confronter à d’autres environnements culturels et sociaux. Durant mon adolescence, il m’a souvent parlé d’AFS et des opportunités dont je pourrais bénéficier à effectuer un séjour aux États-Unis. Je suivais les cours du gymnase lorsque j’ai pris connaissance de la mise au concours des séjours AFS. Je m’y suis naturellement inscrit. La réponse positive que j’ai reçue m’a confronté à la perspective d’une expérience très excitante, mais aussi un peu angoissante vu mon jeune âge. Les États-Unis, c’était une panoplie de clichés, mais aussi les ravages de la drogue et la guerre du Vietnam. A l’époque, il n’y avait naturellement pas d’Internet, ni de réseaux sociaux, ni CNN ou autres moyens de communication rapide. La presse informait en priorité. Mes 17 ans à peine révolus, j’ai fait mes bagages pour l’inconnu. Première étape Zurich-Kloten, où, en raison d’une panne de moteur, toute la volée AFS a patienté 18 heures dans une salle d’attente. Puis Zurich-Reykjavik-New-York, le grand voyage, la Grande Pomme, un monde inconnu et extraordinaire! Grand rassemblement AFS de 3 jours à la Hofstra University. Je devais être le plus jeune! Prise de contact avec les responsables du suivi annuel, nouvelles amitiés, premières amours transatlantiques… Et départ en bus pour Chicago, où mes parents américains m’attendaient, avant de me conduire chez eux à Deerfield. Un long voyage parsemé de découvertes déroutantes.

Hefti-Leaving-home
Photo prise à mon domicile suisse le 17 août 1969.
Le jour du départ.

2. Comment doit-on s’imaginer votre quotidien et l’atmosphère qui régnait aux USA en ce temps-là? Qu’est-ce qui vous a le plus marqué?

En 1969, le monde était encore grand et mystérieux. La vie dans ma famille d’accueil m’apportait chaque jour de nouvelles découvertes. Le quartier était résidentiel, aisé, mes parents chaleureux et exigeants, mais le tout très confortable. J’avais de bonnes notions d’anglais, mais pas encore «d’américain». La télévision m’a aidé! Je souffrais quelque peu d’être isolé puisque non motorisé (impensable pour tous mes amis locaux). Les préoccupations majeures des seniors de la Adlai Stevenson High School relevaient de leurs intérêts personnels, de la musique, des fêtes et des loisirs, de leurs voitures… Woodstock avait concrétisé l’émergence du mouvement hippie, les changements sociaux apparaissaient, les conflits générationnels aussi. Mais par-dessus tout cela planaient 2 grandes ombres: les drogues qui s’infiltraient partout et le Vietnam, pour la guerre duquel le draft (recrutement) allait prélever son quota parmi mes amis. Je n’ai pas touché aux drogues qui me faisaient très peur (encore peu présentes en Suisse). Je me suis par contre investi dans des manifestations contre la guerre en cours.
Nous étions 3 étudiants en programme d’échange dans une école de 800 élèves. Nous avions un statut privilégié. Je connaissais tout le monde! Après 6 mois, presque tous les week-ends étaient consacrés à des réunions dans d’autres High Schools, où nous devions parler de nous et de notre pays d’origine. Certaines fois devant des auditoires de 4’000 élèves! Je m’y suis fait, c’était facile, la Suisse avait encore une réputation sans taches! J’étais invité à gauche et à droite, je projetais les diapositives montrant la Suisse sous toutes ses coutures, je répondais aux questions en étant toujours le centre d’intérêt. Je n’étais pas très politisé et peut-être encore un peu naïf! Les AFSers avaient une position de stars!

Hefti Family
Photo prise à la maison, sur la terrasse, printemps 1969.
Ma famille d’accueil américaine, Pat et Bill Sommerfield. Avec Stephen, Michael, Scott et Debbie (manque Lynn).

3. Durant votre année américaine, comment, et à quelle fréquence, communiquiez-vous avec les membres de votre famille et/ou vos amis en Suisse? Comment avez-vous vécu cette distance?

La distance était énorme, les communications difficiles. J’écrivais 1 fois par mois à ma famille, 2-3 fois à des amis. Dans l’année, je n’ai pu téléphoner que 2 fois à mes parents (Noël et mon anniversaire en mai). J’étais ailleurs pour ce séjour et je devais m’y faire et me débrouiller avec les moyens du bord, aussi financièrement (16$ par mois!). A 17 ans, c’est une expérience très forte. Si c’était parfois éprouvant, je crois que c’est une manière de séjourner ou voyager qui est extrêmement constructive et formatrice, et qui n’existe plus aujourd’hui où nous sommes connectés on-line en permanence.

Photo prise à Oak Park, probablement en mars 1970.
Groupe d’AFSers placés dans la région lors d’une rencontre dans une High School.

4. Quels liens avez-vous entretenus/entretenez-vous toujours avec votre famille d’accueil, vos amis et les autres participants AFS depuis votre retour?

Je n’ai pas maintenu de liens très étroits après mon retour, peut-être en raison de cette distance. Mais aussi parce que j’avais vécu une année extraordinaire là-bas, que j’y avais laissé une partie de mon cœur et de mon âme et que, pour moi, la correspondance postale ne pouvait remplacer tout ce qui avait disparu à mon retour, par ailleurs très difficile. La cherté des vols ne me permettait pas d’envisager y retourner dans l’immédiat, ou d’aller revoir ailleurs des amis très chers. Plusieurs de mes très bons camarades ont d’ailleurs disparu peu après, emportés par la drogue ou la guerre. C’était triste.
Quelques années plus tard, j’ai revu en Europe ma famille américaine ainsi que des amis. J’ai eu l’occasion de retourner plusieurs fois aux États-Unis depuis lors, et les ai retrouvés. Beaucoup d’autres amis sont restés introuvables, Facebook n’existant pas encore! J’ai perdu également la trace de mes amis AFS, disséminés dans le monde mais l’année dernière, j’ai eu le plaisir d’avoir la visite de mon frère américain et de sa fille!

Photo prise à Cohasset, devant le Town Hall, en juillet 1970.
Tous les AFSers du Bus 64, qui nous ramenait en 3 semaines de Chicago à New-York, en fin de séjour.

5. Avez-vous le sentiment que votre année américaine a influencé votre parcours personnel et professionnel? Si oui, de quelle manière?

Une influence énorme sur mon parcours personnel, mais probablement réduite au niveau professionnel (à nouveau une question d’âge). J’ai appris à fréquenter des personnes venant d’autres horizons, des Américains évidemment, comme des étudiants AFS des quatre coins de la planète. Nous avons confronté nos cultures, nos expériences de vie, nos sentiments, nos goûts. A travers cela, il m’a semblé que j’avais acquis un intérêt pour l’Autre, une compréhension et une tolérance vis-à-vis de ce qui n’était pas mien. Ma confiance en moi-même s’est assurée dans un autre environnement social. Toute cette construction psychologique et sociologique m’a accompagné au cours de mon existence.

Photo du Yearbook 1969-1970.
L’orchestre de l’école, auquel j’ai participé.

6. 47 ans après, que retenez-vous de votre expérience? Et qu’est-ce qui vous lie encore aujourd’hui à votre année américaine?

Je retiens que j’ai existé avec les résultats de cette expérience, et que sans elle, j’aurais été profondément différent. J’ai gommé les moments difficiles pour ne retenir que les aspects positifs d’ouverture et d’échange. Je suis encore intimement lié à cette année tellement formatrice, passionnante et émotionnellement magnifique!

Photo du Yearbook 1969-1970.
Equipe de tennis, à laquelle j’ai participé.

7. Avez-vous une anecdote à nous raconter à propos de votre séjour?

Tout au cours de cette année, j’ai scrupuleusement consigné mon journal dans de nombreux petits carnets. J’y notais les faits, les sentiments, les émotions, les amours heureuses ou malheureuses. Je voulais garder des traces très précises et documentées de ce temps extraordinaires. A mon retour en 1970, j’ai ramené une trentaine de carnets remplis d’une écriture minuscule et authentique. Je les ai précieusement conservés jusqu’à aujourd’hui. Je ne les ai jamais ouverts!

Photo prise à Bruxelles, devant l’Atomium, en juillet 1970.
De retour en Europe, à Bruxelles, avant le train pour la Suisse.